REGARDS CROISÉS : Patrice Geoffron/Bernard Aulagne
Publié lePatrice Geoffron est Professeur à l’Université Paris Dauphine et Directeur du Centre de Géopolitique de l’Energie et des Matières Premières. Il s’est prêté ce mois-ci aux regards croisés de Coénove.
Il revient sur l’actualité dense de ces dernières semaines et ses possibles conséquences sur la géopolitique de l’énergie que ce soit au niveau mondial, européen mais également français. Entre incertitudes et opportunités, comment résoudre la complexe équation énergie/climat/emploi/prix ?
Dans quel contexte mondial faut-il envisager la géopolitique de l’énergie aujourd’hui ?
Patrice Geoffron : Nous nous trouvons aujourd’hui dans une phase géopolitique singulière en termes d’énergie. Ce qui se passe depuis trois mois – la réunion de l’OPEP, l’élection de Donald Trump et la COP 22 – sont autant d’événements majeurs. Depuis 2013, un découplage est apparu entre émissions de CO2 et augmentation du niveau de la production. La création de richesses a augmenté d’environ 7 %, tandis que les émissions de gaz à effet de serre sont restées stables. Ce découplage n’est pas le produit de la COP 21, mais d’une maturité plus ancrée, liée à l’efficacité énergétique ou encore à l’émergence des énergies renouvelables.
L’arrivée au pouvoir de Donald Trump bouleverse les perspectives de changements énergétiques. Le président élu a annoncé la création de centaines de milliers d’emplois grâce à l’exploitation des ressources fossiles dont disposent les États-Unis. Cela fait peser des doutes sur la mise en œuvre de l’Accord de Paris. Je pense cependant qu’un président américain pro-business va être rapidement rappelé par les réalités du marché. En guise d’ordre de grandeur, les emplois directs dans les mines s’élèvent à 60 000, le double avec les emplois indirects. Or, d’ores et déjà, les emplois directs et indirects dans le photovoltaïque représentent 200 000 emplois aux États-Unis.
Bernard Aulagne : Sur les marchés du gaz, de nombreux investissements ont été réalisés récemment dans le monde. Des quantités de gaz, en particulier sous forme de GNL – 200 milliards de m3 supplémentaires entre 2015 et 2020 – vont inonder le marché. Ce gaz va arriver des États-Unis, mais aussi d’Australie ou encore de Russie. En Europe, nous disposons d’ores et déjà des infrastructures nécessaires (terminaux méthaniers) pour recevoir ce gaz. La capacité correspond à peu près à la quantité qui va arriver sur le marché.
Quel positionnement pour l’Europe dans une géopolitique de l’énergie largement dominée par les USA et la Chine ?
Patrice Geoffron : À moyen terme, les technologies bas carbone vont passer à une situation de concurrence exacerbée. Nous avons été visionnaires avec le paquet Énergie-Climat, mais les stratégies nationales pour mettre en œuvre les dispositions prévues par ce paquet ne sont pas suffisantes et pas assez coordonnées. Nous risquons de nous retrouver entre les Chinois, capables de développer massivement de nouvelles technologies, et les Américains, qui vont développer une capacité de rattrapage et de valorisation de la transition énergétique, notamment via le Big Data. Par conséquent, nous devons prendre conscience de ce qui peut nous placer en dehors de ces soubresauts, comme l’efficacité énergétique. Pour les Européens, l’enjeu n’est pas que le prix du pétrole soit proche de 30 ou de 100 dollars, mais que ce pétrole ne soit pas importé sur le long terme.
Je ne suis donc pas totalement optimiste pour l’Europe. Certes, nous avons été pionniers. Toutefois, nous n’avons pas acquis de leadership. Les États-Unis vont rester une vraie puissance sur les marchés des énergies fossiles, tandis que les Chinois seront pionniers sur les marchés des énergies renouvelables. Aujourd’hui, la première entreprise mondiale de l’énergie éolienne est chinoise.
Bernard Aulagne : Les Européens vont bénéficier d’une dynamique favorable concernant les énergies fossiles. La réalité des marchés est que l’offre de pétrole et de gaz tend à s’accroître tandis que la demande baisse. Le bras de fer entre les États-Unis et la Chine va peser à la baisse sur la demande de pétrole. Par conséquent, ces facteurs vont probablement conduire au plafonnement du prix du pétrole, mais aussi à celui du gaz. Techniquement, sans investir, l’Europe peut accueillir beaucoup de gaz si nécessaire.
L’intérêt est double : en termes de sécurité des approvisionnements, les infrastructures sont nombreuses et les sources multiples (Pérou, Qatar, États-Unis, Australie, etc.) ; en termes de prix, on assiste à une décorrélation du prix du gaz et du pétrole. Le prix sur le marché de gros a baissé de 30 % entre 2015 et 2016. En France, la sécurité d’approvisionnement ne pose pas de problème. La capacité d’accueil du gaz a augmenté de 25 % entre 2012 et 2016. Les pays d’approvisionnement sont la Norvège (48 %), la Russie (environ 15 %), les Pays-Bas, l’Algérie et le Qatar. Contrairement à certaines idées reçues, nous sommes donc relativement peu dépendants du pétrole russe.
Au regard de ces éléments, comment appréhender le mix énergétique français des années à venir ?
Patrice Geoffron : Il convient de ne pas nous enfermer dans le nucléaire. Si la priorité est le changement climatique, alors le recours à l’énergie nucléaire a été positif. Entre 1980 et 2040, le différentiel de CO2 émis par la France et par l’Allemagne est sensiblement différent, à la faveur de la France. En effet, le nucléaire a permis de réduire considérablement les émissions de CO2. Ainsi, l’allongement de la durée de vie des réacteurs actuels me paraît nécessaire. En revanche, lorsque la durée de vie du parc actuel arrivera à son terme, à partir de 2030, il faudra réfléchir à cette place du nucléaire en termes de complémentarité des sources d’énergie. L’EPR, qui fonctionnera à partir de 2030, aura une durée de vie de 100 ans. Or, les avantages actuels du nucléaire — peu onéreux, peu carboné — seront remis en cause dès 2040 ou 2050 par d’autres filières, qui pourront proposer des prix similaires, mais avec des coûts initiaux très inférieurs. La Chine, du fait de son développement massif des énergies bas carbone, va devenir un champion dans cette filière.
Notre intérêt est aussi de valoriser les stratégies de déploiement des énergies produites localement. Il s’agit de développer le biogaz, le photovoltaïque, etc. Il faut avoir une vision de la diversité dans la transformation des systèmes.
Bernard Aulagne : Il convient de développer un mix énergétique diversifié et conforter la complémentarité des énergies. Le gaz, qui va entrer sur la voie des énergies renouvelables à l’horizon 2030-2050, a une place importante à jouer dans ce mix énergétique. Par ailleurs, le réseau gazier existant est puissant par rapport au réseau électrique. La pointe historique (février 2012) pour RTE est de 102 GW. Dans le même temps, GRT gaz était à 158 GW. La puissance maximale de GRT gaz est de 208 GW. Enfin, dans le système gazier, nous savons stocker l’énergie. Nous pouvons stocker un tiers de la consommation française d’énergie sous forme de gaz.
Par conséquent, envisager la transition énergétique sans le gaz n’a pas de sens. Nous avons une carte à jouer dans l’hybridation du système. Les centrales à gaz permettent d’éviter d’importer trop d’électricité carbonée. Du reste, une partie du pic de pollution en décembre est due à l’importation d’énergie allemande. Il faut donc envisager des centrales hybrides.
Enfin, le gaz n’est pas que naturel. Il s’agit d’une énergie que l’on peut produire localement (biométhane). Le potentiel est gigantesque. Le biométhane de deuxième génération peut représenter la moitié de la production français.